Zététique et Féminisme

Préambule : cet article a été publié initialement début 2016 sur l’Echo des Sorcières. Nous sommes fin mai 2018 et les éléments de frictions dont je parlais alors on suivi une évolution entre temps. Il sera assez complexe de remanier totalement cet article, c’est pourquoi j’y apposerai une suite prochainement.

Je suis féministe. Et même si mon bagage scientifique n’est pas exceptionnel j’apprécie la démarche zététicienne pour son approche épistémologique. Cette démarche m’a permis de faire le point sur mes propres systèmes de croyance en gardant une vigilance qui m’astreint à interroger sans cesse mes certitudes.

Pour contextualiser un peu, j’étais il y a une dizaine d’années une ferme tenante des pseudo-sciences et de toutes les formes de la culture New Age. Voyance, lithothérapie, homéopathie et autres ouvertures de chakras n’ont pour ainsi dire plus de secret pour moi.

Je suis atteinte d’une maladie auto-immune et rhumatologique invalidante depuis presque 20 ans et c’est « grâce » à la maladie que j’ai remis en cause toutes les pratiques pseudo-scientifiques. Il y a 10 ans, j’ai été influencée par une personne (et surtout de ma propre crédulité) qui m’a poussée à interrompre mon traitement de fond au profit de poudres, billes de sucre et tisanes. Force a été de constater que mon état s’est rapidement dégradé aussi bien physiquement que psychologiquement, me poussant à envisager sérieusement de mettre fin à mes jours tant la douleur était grande. J’ai repris mes médicaments et cette personne m’a reproché de m’empoisonner. J’ai vu l’autre face des pseudo-sciences, celle qui est tout sauf ouverte et bienveillante. Soit on est dans le truc, soit on est à la solde de Big Pharma. Le choc fut plutôt rude lorsque j’ai commencé à remettre en doute l’efficacité de ces pratiques.

Du côté du corps médical contre toute attente, on m’a dit “Si cela vous fait du bien malgré tout, pourquoi pas ? On ne connaît pas tout de tous les traitements dits alternatifs, si ça se trouve ça fonctionne vraiment. Mais évitez d’interrompre brutalement votre traitement et continuez à vous faire suivre au moins au niveau des analyses sanguines.”

Oui, mes médecins étaient plus à l’écoute et plus ouverts que les praticien-ne-s “alternatifves” que j’ai croisé.

Je me suis donc mis en tête d’approfondir le sujet autant que possible. Pour la voyance, que j’ai pratiqué un long moment, je savais qu’il y avait une très large part de lecture à froid et de psychologie basique. Je suis partie du principe que le psychisme était suffisamment puissant pour que l’effet placebo soit efficace de manière très nette. Petit à petit, j’ai cherché d’autres réponses que le « TGCM » (« Ta Gueule, C’est Magique » pour les non initié-e-s aux jeux de rôles).

Sans le savoir, je commençais à adopter une démarche zététique.

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Une autre manière de voir le monde

En parallèle j’ai commencé à comprendre que j’étais féministe. Non, le mot “féministe” n’était pas une insulte. J’ai pleinement embrassé cette manière de vouloir changer les choses et les outils zététiques m’ont été précieux. La découverte des biais cognitifs et des différents sophismes m’a permis de comprendre ce qui se cachait souvent derrière les discours sexistes : une volonté de surtout ne jamais changer l’ordre établi.

Tout a été parfait dans le meilleur des mondes durant plusieurs mois, et puis ces deux univers ont commencé à entrer en collision. Je lisais souvent dans les groupes zét des propos vraiment limite : blagues sexistes, essentialisme, dénigrement des travaux en études de genre… Cela a été jusqu’à ce jour où une personne a pu tenir tranquillement des propos transphobes sur le principal groupe Facebook zététicien sans jamais être remise en question. En gros, elle disait que les personnes trans étaient des abominations. Sous mes yeux incrédules, personne ne lui a rappelé qu’elle tenait un discours de haine. C’est même l’inverse qui s’est produit. Plusieurs personnes sont intervenues en lui faisant remarquer qu’elle tenait des propos non seulement erronés au niveau scientifique mais en plus pétris de préjugés et à la forme plus que douteuse voire insultante. Contrairement à toute attente, elle est restée dans le groupe, les autres ont été exclu-e-s (soit par la modération soit, comme moi, par elles-mêmes).

Dire que j’étais sur le cul serait certes grossier mais complètement adapté à la situation.

Fidèle à mon habitude, je me suis donc mis à rechercher toutes les occurrences de “féministe/féminisme” dans ces groupes, et à étudier d’un peu plus près l’attitude zét face au féminisme et à la question cruciale des (je résume volontairement cette question évidemment bien plus complexe) “différences homme/femme”. Autant vous dire que je n’ai pas passé une très bonne journée nerveusement parlant.

Tout y passait. Je me rendais compte qu’on y pratiquait allègrement l’humour oppressif (ah ah les blagues sexistes comment que c’est trop drôle je me gausse oh oh oh), les affirmations péremptoires et la silenciation sous couvert d’autorité. Un comble pour des personnes sensées être “neutres”.

Ok. J’emphase. J’avais vu le problème avant mais je ne m’y étais pas vraiment intéressée car je voulais croire que ce n’étaient que des cas isolés, des effets de manche de personnes sûres de leur bon droit. Que nenni.

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Du recul

Ouais, c’est ce qu’il me fallait. Du recul. J’ai pris de la distance à la fois avec la zététique (ou plutôt le milieu zét) et le féminisme (ou plutôt le milieu féministe).

Car la violence, je l’ai retrouvée aussi dans les milieux dits « safes » féministes. Un comble, oui et non. Que les personnes identifiées comme oppresseures soient un peu malmenées, pourquoi pas. L’effet de choc fonctionne relativement bien. Que des personnes victimes soient malmenées, en revanche, me rendait perplexe. On m’a par exemple fustigée quand je me suis définie comme personne handicapée au lieu de dire “en situation de handicap”. J’estime qu’il est mon droit de me définir comme je le souhaite.

De la même manière, je me suis souvent sentie obligée de contextualiser mes propos en précisant mon statut de victime de viol et de violences. Dire ces faits ne me pose pas spécifiquement problème, il peut en poser pour d’autres personnes victimes elles aussi et qui finissent par se taire. Obliger une personne à s’outer (c’est à dire à préciser son identité, son passé, ses traumas) n’est à mon sens pas une bonne pratique. De très bons articles sur la violence du milieu militant ont été écrits, je ne suis pas d’accord avec tout mais je vous invite à les lire et vais poursuivre mon propos.

Colère Militante : à propos de la violence dans le milieu militant

http://lesquestionscomposent.fr/social-justice-warriors-notre-violence-nest-pas-virtuelle/

Où en étais-je ? Ah, oui.

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La zététique, le féminisme

Ces deux milieux sont-ils compatibles ?

Je pense que oui. Oui si on sait faire la part des choses. Les outils zététiques sont précieux et peuvent servir à étayer beaucoup de propos féministes. Dans le même temps, les outils féministes peuvent aussi permettre une approche des sciences plus ancrée dans la réalité systémique des causes et conséquences. On peut parfaitement produire une étude sur un fait biologique avéré, mais contextualiser l’étude reste à mes yeux fondamental. Pourquoi, par exemple, tant de litiges sur la composante biologique de l’homosexualité ? Parce que l’aspect éthique entre en ligne de compte, de manière vitale, pour les concerné-e-s. La question du choix ou non de l’orientation sexuelle est un sujet qui peut mener à des extrêmes comme les thérapies de conversion ou à des camps de redressements pour devenir hétéro. Une étude peut ainsi parfaitement être détournée pour devenir un support politique pour étayer une violence systémique, il me semble primordial de ne pas perdre de vue ce danger.

Par ailleurs, la zététique aurait tout à gagner en envisageant comme recevables certaines expériences comme base de réflexion. Je parlais plus haut du débat “différences homme/femme” qui est l’exemple parfait de ce problème. Pour un-e zét, l’approche est théoriquement purement scientifique (et par magie, on oblitère complètement nos propres biais). On fait des tests, on analyse, c’est tout l’intérêt des méthodes scientifiques que de pouvoir tout passer au crible avec rigueur. Pour une personne faisant partie d’un groupe social opprimé, ce problème n’en est pas un : il s’agit de sa propre vie. L’éthique doit faire partie intégrante de la recherche et refuser « par principe de neutralité » d’aborder l’aspect social d’un champ de questionnement ne peut que mener, paradoxalement, à de véritables biais. Oublier, volontairement ou non, les sciences sociales et humaine c’est aussi se priver d’un contexte.

Prenons par exemple le neurosexisme et les études sur “le cerveau a-t-il un sexe”. Je vais vulgariser très grossièrement et m’excuse si vos yeux saignent mais les deux thèses sont :

– Le cerveau a un sexe : les hommes sont plutôt câblés de telle manière, ils sont plus aptes à [ceci/cela], les femmes sont câblées comme ceci, etc. Le problème de cette réflexion est qu’elle est essentialiste. Les hommes seraient “par nature” comme ça, les femmes seraient “par nature” comme ça. On va même plus loin avec les thèses psycho-évolutionnistes qui en arrivent à expliquer tranquille au calme que les hommes violent parce que ce comportement est plus rentable pour eux (coucou Peggy Sastre). Allez dire ça à une victime de viol et essayez de voir si elle réagit bien, pour voir.

– Le cerveau n’a pas de sexe : la plasticité cérébrale fait que dès le plus jeune âge les comportements sont acquis. Nous sommes toustes neutres et évoluons en fonction de la société uniquement. Cet argument est plus plaisant à mon côté féministe, bien évidemment.

Mais il me faut reconnaître qu’en l’état actuel des choses aucun consensus n’appuie l’une ou l’autre de ces thèses de manière parfaitement définitive et établie.

On sait que le volume du cerveau est différent entre femme et homme, de la même manière que ces dernières sont statistiquement plus petites. Est-ce un résultat d’années d’inégalités (des études penchent pour cette théorie) ou un dimorphisme sexuel n’ayant rien à voir avec l’évolution ? Dans tous les cas, pas de preuve jusqu’à présent d’une modification comportementales ou des capacités cognitives liées à cette différence de volume cérébral.

Ce qui me fait pencher vers la seconde option est tout à fait personnel  : l’assignation à un genre débute dès le debut de la grossesse. Lorsque j’attendais mon fils, j’ai pu constater que dès que son genre d’assignation a été connu l’attitude de la famille, des ami-e-s et du personnel soignant a été différent. Pour avoir suivi des cours de préparation à l’accouchement avec une amie dont la date de terme était 4 jours avant le mien, j’ai pu constater que sa fille était “nerveuse, agitée” et mon fils “vif, tonique, un bon petit gars !”. Avant même la naissance on adoptait une attitude différente en fonction de son genre. Contrairement à ce que je pensais avant de vivre à huis clos avec l’Enfant, un nourrisson a énormément de capacités cérébrales, sociales, cognitives et motrices : comment penser les tout petits complètement perméables aux injonctions liées au genre ? A cet âge les différences entre deux bébés sont parfois extrêmes, nous réagissons différemment face à « un futur footballeur » ou à « une petite princesse » et figurez-vous qu’une étude du CNRS va dans ce sens :

Dans une dernière série d’expériences, les mêmes pleurs étaient proposés à deux groupes d’adultes. Aux adultes du premier groupe, les pleurs étaient étiquetés « filles » tandis qu’ils étaient « garçons » pour le second groupe. Interrogés sur leur perception des pleurs, tous les participant·es ont noté les pleurs les plus aigus comme ceux exprimant le plus de besoins de la part du bébé. Mais les hommes adultes ont considéré que les pleurs des « garçons » exprimaient plus d’inconfort que les mêmes pleurs présentés comme « filles ». Les femmes quant à elles notaient les pleurs sans prêter attention au sexe indiqué. Les hommes auraient-ils tendance à considérer que les garçons ne pleurent que lorsqu’ils ont vraiment mal ? Et que les filles pleurent pour un rien ? Voici des stéréotypes qui pourraient avoir la vie dure !

Ignorer ce type d’élément dans les études me semble aberrant. L’être humain est un sujet d’études complexe et ce sont d’autres humains qui l’analysent. Peut-on garantir une totale asepsie intellectuelle ?

Par ailleurs la non prise en compte de conséquences sociales est dangereuse. Les postures essentialistes sont la norme depuis longtemps et mènent invariablement à un renforcement des inégalités. Les zét ne voient pas forcément l’enjeu, les féministes si. Mais s’il est déterminé avec certitude qu’en effet le « câblage » est différent il faudra l’accepter et réfléchir à nouveau sur les implications sociales d’une telle  découverte. Ce ne serait pas la fin du monde et on s’en remettra car la lutte ne se situe pas qu’à ce niveau.

Mais visiblement la posture de “neutralité” est de mise. C’est là où ces deux mondes entrent encore en collision.

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Neutralité et silenciation

Dans le monde zét, la neutralité est la condition sine qua non de toute approche. Dans le monde féministe, on préfère laisser parler les personnes concernées.

C’est encore une fois une vraie pomme de discorde au sein même du milieu féministe. On laisse parler les concerné-e-s en premier lieu, et c’est bien. Mais ces personnes concernées sont-elles les plus à même d’établir des constatations au niveau sociologiques par exemple ? Le fait d’être victime de viol ne fait pas de moi une spécialiste du viol. Je me suis documentée, j’ai beaucoup lu et encore maintenant je n’ai pas honte de dire que je ne maîtrise pas tous les aspects de la question. Je préfère néanmoins quand on prend en considération ma parole. Cela me heurte quand on parle de moi comme d’un sujet d’étude. Mon ressenti est réel, tangible, j’ai du mal à accepter qu’on m’analyse froidement comme une bactérie dans une boîte de Pétri.

Est-ce complètement inconciliable ? Pas à mon sens. Comme je le disais plus haut, la zététique et certaines disciplines scientifiques auraient tout à gagner en envisageant plus volontiers le vécu de leurs “sujets”. Pour en revenir à l’exemple évoqué sur sexe/genre/homme/femme je suis atterrée de voir que toute une frange de la population est plus ou moins ignorée. Les personnes trans, les personnes intersexes représentent une proportion importante de la population ne serait-ce qu’au niveau statistique.

Tous les grands types de variations génétiques existent au sein de l’espèce humaine, y compris des variations très macroscopiques en termes de caryotype. Selon Genetics Home Reference (2017), les plus fréquentes parmi ces dernières sont le caryotype 47,XXY (entre une 0.1 et 0.2 % des personnes), la trisomie 21 (environ 0.125 %), les caryotypes 47,XXX et 47,XYY (environ 0.05 % chacun) et le caryotype 45,X0 (environ 0.02 %). Par ailleurs, certaines personnes XX ont un morphotype plutôt masculin (typiquement en cas de translocation du gène Sry sur le X ou sur un autosome), certaines personnes XY ont un morphotype plutôt féminin (typiquement en cas de possession d’une mutation génétique les rendant complètement insensibles aux androgènes), et d’autres encore ont un morphotype ambigu. La possession d’organes génitaux ambigus à la naissance, souvent estimée à moins de 0.02 % des naissances, ne constitue qu’un très petit sous-ensemble des nombreuses variantes de la sexuation chromosomique, gonadique et génitale humaine, concernant de l’ordre de 0.4 % à 1.7 % des personnes selon la définition de l’intersexuation retenue et selon les estimations (Blackless et al. 2000 ; Hull 2003 ; Fausto-Sterling 2003 ; Lee et al. 2016). (Allodoxia)

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Safe et non-oppressif : vraiment ?

C’est ce terme qui me pousse à écrire ce texte aujourd’hui. Quel est le sens de “safe et non-oppressif” ? Peut-on se prétendre safe et non-oppressif en demandant aux dominants de se taire ? N’est-ce pas être également dans un schéma d’oppression ?

Safe, au sens féministe, est une manière d’indiquer que des personnes sensibles à certaines problématiques ne se verront pas imposer, ou alors seront prévenues par avance et pourront éviter, des propos relatant des faits susceptibles de provoquer une remontée traumatique. Le terme est important car nous sommes nombreuxses à avoir été victimes. Beaucoup sont atteint-e-s de PTSD (Stress Post Traumatique) par exemple. C’est pourquoi on essaye au maximum d’encadrer les propos “triggering” (qui peuvent déclencher une remontée traumatique). Que cela soit justifié ou non n’est pas ici la question.

Non-oppressif  signifie que les propos oppressifs ne seront pas tolérés. Les propos homophobes, transphobes, racistes, sexistes, sont interdits au même titre que les “blagues” de ce type. Cette notion recouvre également la notion de “personne concernée”. On admet de fait en entrant dans cet espace que la parole des personnes concernées sera respectée. Si par exemple une personne exprime son point de vue en tant que victime de viol elle ne verra pas son expérience remise en doute. Cela peut sembler aller de soi mais c’est rarement le cas dans la plupart des espaces publics. Je me suis souvent vue dire “tu aurais dû partir ou porter plainte” ou “si ça se trouve il ne te voulait pas de mal”. C’est un GROS problème auquel nous sommes confronté-e-s en permanence, ces “non-oppressifs” nous sont donc nécessaires.

Personne ne peut raisonnablement contester les rapports de domination existant actuellement :

  • les personnes perçues comme femmes sont victimes de sexisme
  • les personnes racisées sont victimes de racisme
  • les personnes homosexuelles sont victimes d’homophobie
  • les personnes en situation de handicap sont victimes de validisme
  • sans oublier le classisme, l’âgisme, le spécisme, etc.

Alors vous, personnellement, vous n’êtes peut-être pas sexiste, raciste, etc. C’est pourquoi on parle d’”oppression systémique” (=portée par un système plutôt que du fait de quelques individus). Mais votre non-culpabilité ne rend pas la personne en face de vous non-victime pour autant. Vous et moi appartenons à un système, à une société qui perpetue ces oppressions. De fait, en tant que blanche je ne vais certainement pas me mettre à disserter sur mon vécu de personne victime du racisme. Je peux comprendre de manière intellectuelle le racisme mais je ne le vivrai jamais. Je peux théoriser et lire autant que je voudrai, mon ressenti ne sera jamais celui d’une personne racisée. Aussi lorsqu’une personne me parle de sa propre expérience de victime du racisme mon réflexe est celui de la laisser parler, même si cela fait surgir en moi de la culpabilité. Car je SUIS coupable d’entretenir le système. J’ai beau être déconstruite comme vous voulez, je profite de ce système (je trouve du travail facilement, je suis logée sans souci, je ne suis pas jugée par le corps médical et les institutions par la couleur de ma peau, etc.). Je n’y peux rien, je n’ai pas prise là-dessus à mon niveau individuel. J’agis à la hauteur de mes moyens : je ne laisse pas passer les “blagues” racistes, je parle de racisme et de privilège blanc à mon entourage, j’essaie de leur faire réaliser certaines choses, je diffuse comme je peux les informations et articles sur le sujet, etc.

Lorsqu’un dominant arrive sur un sujet et dit “moi je sais, vous devriez…” (Et ça arrive systématiquement. Toujours. Invariablement. Non, vraiment.) le premier réflexe de la plupart des féministes est de lui demander plusieurs choses. D’abord, d’écouter les concerné-e-s. C’est important, ça me semble être la base. Puis de ne pas tomber dans l’injonction. Croyez-moi, des personnes qui savent mieux que les autres comment agir et mener le Combat on en croise tous les jours, plein. Non, vous n’avez pas découvert la Lune, oui on sait ce qu’on doit faire. Ensuite, si la personne a réellement des choses importantes à apporter à la discussion, allons-y de bon cœur ! Tant mieux !

Si cette attitude est généralement bien comprise en féminisme, c’est une autre histoire quand on touche à la zététique.

La zététique va partir de la définition du dictionnaire alors que le féminisme va chercher à s’approprier le terme et à le recontextualiser. Mais comme on le dit souvent : le dictionnaire a été écrit par les dominants.

La posture zététique c’est de dire “si on a des sources étayées, on peut parler de tout”. C’est vrai dans l’absolu. Beaucoup de littérature scientifique a été publiée sur moults sujets tous plus passionnants les uns que les autres. Se priver toutefois de la parole des concerné-e-s rend le propos incomplet. J’ai pu ainsi assister à un échange au cours duquel la remontée de souvenirs refoulés de la part d’une intervenante victime de faits gravissimes était remise en doute au nom de la méfiance vis à vis des faux souvenirs induits. Si le « syndrome de faux souvenirs » est bien réel il n’en reste pas moins très violent de discréditer un récit extirpé dans la douleur d’une victime. Où s’arrête l’intérêt scientifique et où commence la compassion ?

Le problème est un peu là. Le féminisme place l’expérience et l’humain-e au centre de sa réflexion. Quand on ne parle pas le même langage, difficile de s’entendre. Et là, on se taxe d’idéologues dans les deux camps.

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Le problème avec l’idéologie…

L’idéologie admet plusieurs définitions (selon le dictionnaire, cette engeance du démon écrit par des dominants).

http://www.cnrtl.fr/lexicographie/id%C3%A9ologie

 Science des idées (au sens général des faits de conscience), de leur nature, de leur rapport avec les signes qui les représentent, et surtout de leur origine (qu’elles tirent de la seule expérience sensible, continuation du sensualisme de Condillac).

ou

 Ensemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l’action. Idéologie chrétienne, conservatrice, révolutionnaire, réactionnaire, gaulliste, libérale, nationaliste.

ou

 Système d’idées, philosophie du monde et de la vie.

En soi la zététique est elle aussi une idéologie.

J’entends souvent, surtout quand je râle sur l’homéopathie et les pseudo-médecines, que je suis dogmatique, obtuse, et tenante de la science (scientiste). On me dit aussi que je suis bouchée quand je parle féminisme. Allons bon.

Le point commun entre ces deux accusations est qu’on reproche une pensée étayée par des arguments solides. Dans le cas de la zététique comme méthode épistémologique, on part dans des considérations sur le lobby pharmaceutique qui paye des chercheurs, sur la volonté de domination de Big Pharma, sur une soi-disant interdiction d’émettre des opinions contradictoires (comme si le lobby de la pseudo-science ne rapportait pas d’argent et ne faisait pas publier des études incomplètes voire frauduleuses). Dans le cas du féminisme, on reproche une « pensée unique » qui chercherait avant tout une domination de la gente féminine sur le reste du monde, argument ô combien ridicule pour quiconque s’intéresse un peu aux courants de pensée féministes.

Si on considère la zététique comme art du doute, on peut arguer que le féminisme n’a rien à voir. Or, je le mentionnais plus haut, nous, féministes, utilisons régulièrement les outils zététiques. De plus, il est de notre intérêt que les différentes études scientifiques concernant les sujets clés féministes soient les plus solides possibles. Si le féminisme n’a pas forcément à critiquer la zététique en tant que telle, elle se doit de questionner et exposer des propos inacceptables tenus sous couvert de zététique (essentialisation et utilisation des personnes trans en tant que cobayes ou anomalies, discussions tout à fait islamophobes, par exemple).

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Le féminisme et la zététique en collision

La question est donc double :

  • Le féminisme peut-il utiliser les outils zététiques ?
  • La zététique peut-elle critiquer le féminisme ?

Si on considère le féminisme en tant qu’idéologie militante, la zététique n’a pas les moyens de réfuter ce qui tient d’une philosophie de vie et objectif politique. Elle peut en revanche critiquer les outils utilisés par les féministes, mais pas forcément vocation à remettre en question les idéaux portés par ces mouvements. La zététique peut (et doit) critiquer les religions en tant que biais possible, mais ne peut exclure une personne mettant de côté sa foi sous prétexte qu’elle reste croyante. Ce serait bien hypocrite que de dire qu’en tant que pratiquant la zététique on se retrouve soudainement pur de tout biais. Ça arrive même aux meilleurs, ça s’est vu, c’est la raison même de la remise en cause permanente de tout et c’est pour ça que personne ne peut utiliser l’argument d’autorité comme « preuve valable ».

Zététicien-ne-s et féministes peuvent et doivent analyser les études scientifiques utilisées par les féminismes comme supports militants mais les zététicien-ne-s hors du champ militant ne peut pas se permettre de porter un jugement sur les méthodes d’action militantes. C’est ici la problématique principale et ce que beaucoup oublient lorsqu’ils s’attaquent « au féminisme ». Pire, on constate de la part de plusieurs personnes des mouvements sceptiques des attaques directes contre les féminismes au nom d’un principe d’égalité stricte théorique (en oubliant les oppressions systémiques) et d’un devoir de liberté d’expression qui les fait totalement sortir de leur champ de compétences.

Côté militant-e-s, il faut aussi savoir reconnaître l’efficacité zététique lorsqu’elle est à l’oeuvre. Si un jour on me prouve que les thèses psycho-évolutionnistes sont justes avec certitude et que c’est le consensus scientifique, je l’accepterai. Les revendications vont de toutes façons bien au delà de l’essentialisme et se situent surtout au niveau psycho-social.

Encore une fois, chacun-e aurait tout à gagner à mettre un peu de côté sa fierté, sa colère et son ego pour se questionner. Suis-je réellement honnête avec moi-même et avec ce que je défends ? Est-ce que mes réactions soutiennent ou discréditent la cause que je porte ?

1 Commentaire

  • J’ai été très intéressé par votre texte parce qu’il fait échos à mon propre ressenti par rapport à la zététique et aux mouvements féministes. Pour résumer rapidement, je suis notamment assez largement d’accord avec l’idée que le caractère très « froid » du raisonnement zététique peut s’avérer assez violent dans sa philosophie du doute qui peut parfois apparaître comme un déni du vécu et de l’expérience de chacun, et je suis assez largement d’accord avec la critique du « paradoxe » que vous évoquez quant à la violence des propos qui peuvent exister dans les milieux féministes qui prônent la non-oppression tout en adoptant en pratique des manières de faire qui relèvent précisément de cette dénonciation. Enfin, plus généralement, je partage tout à fait l’idée que zététique et féminisme ne sont pas incompatibles, bien que cette idée soit déjà plus sujette à discussion : tout dépend ce dont on parle quand on parle de zététique et de féminisme.

    En soit, un certain nombre des idées féministes que vous avancez sont compatibles avec les principes zététiques. En principe, un zététicien devrait admettre (s’il reste fidèle à ses principes zététiques) de l’existence de phénomènes sociaux de reproduction des inégalités, par exemple entre hommes et femmes (je propose de me limiter à cette question, pour l’exemplification). Ceci étant, si vous parlez d’ « oppression », le zététicien est légitime à discuter de la pertinence de la notion, puisque précisément, c’est le propre du zététicien de mettre l’accent sur les points aveugles d’une théorie. Or, en l’occurrence, on en vient précisément à ce qui constitue l’une des principales limites que l’on rencontre dans les milieux féministes : revendiquer de s’appuyer sur les savoirs scientifiques des sciences sociales alors que, précisément, quand on a une réelle culture scientifique, on constate qu’énormément de théories féministes sont présentées comme scientifiquement fondées alors même qu’elles sont très loin de pouvoir prétendre à cette scientificité. Pour très bien connaître les milieux scientifiques (je suis chercheur en sciences sociales) et ceux féministes (j’ai pas mal fréquenté ces milieux), il me paraît difficilement contestable que les milieux féministes pullulent de thèses hautement discutables mais qu’on ne peut pas discuter (sauf à avoir le cuir suffisamment épais pour accepter de se faire renvoyer à un « masculinisme » supposé dès qu’on argumente dans le sens contraire de la doxa féministe). Sur cet aspect, les zététiciens auraient raison de se montrer critiques.

    Ceci étant, il est également vrai que certains zététiciens peuvent aller très vite en besogne pour délégitimer une thèse de socio du genre au principe qu’elle ne serait pas clairement établi et qu’il existe des angles morts. Selon les principes des zététiciens, l’art du doute devrait aller dans les deux sens. C’est à dire que, même s’ils sont légitimes à attendre le développement des arguments sur lesquels s’appuient les féministes (surtout quand il s’agit de théories féministes à prétention scientifique), ils devraient appliquer le même doute à leur propre rejet de certaines théories (ce qu’ils font souvent mais pas toujours). Après, cette remarque étant faite, elle ne doit surtout pas nous amener à sombrer dans une forme de relativisme hyperbolique.

    Ceci étant, en vous lisant (et d’autant plus que j’avançais dans la lecture), je me suis dis que vous penchiez davantage du côté féministe que du côté zététicienne. En soit, ça n’est pas un mal, mais il me semble que cela fait apparaître certaines contradictions de votre volonté d’allier zététique et féminisme. Pour préciser ma pensée, c’est moins la possibilité d’allier les deux qui me semble impossible, que le fait de vouloir allier les deux implique le renoncement à certaines conceptions féministes, ce qui ne me semble pas être totalement le cas dans votre propos.

    Une seule illustration : quand vous affirmez que « Personne ne peut raisonnablement contester les rapports de domination existant actuellement » et notamment que « les personnes perçues comme femmes sont victimes de sexisme », c’est une affirmation dont le sens est trop flou pour être conçue comme fondée sans être bien davantage détaillée. Autrement dit, je ne dis pas que c’est faux-tout-court, mais par contre j’affirme que pour pouvoir être soumise à une critique honnête, elle implique d’être précisée (c’est là un principe scientifique – et zététique – me semble-t-il de bon sens). Pour illustrer mon propos, s’il s’agit de dire que les femmes font en moyenne davantage l’objet de dominations, c’est exact. S’il s’agir de dire que toute femme est dominée, ça n’est pas exact. De plus, le terme de « sexisme » n’est lui-même pas très clair dans sa définition : dans l’absolu, il fait référence au fait que les comportements sont conditionné au sexe de la personne (ce qui veut dire qu’un homme est aussi l’objet du sexisme : s’ils sont moins dans les métiers de soins ou tournés vers les enfants, c’est aussi parce qu’ils y sont socialement moins acceptés : affirmation qui ne remet pas en question le caractère systémique du sexisme, bien au contraire) ; mais le sexisme est souvent uniquement utilisé pour désigner les discriminations à l’égard des femmes. Bref, tout dépend de ce que l’on entend pas là, mais effectivement, s’il s’agit de dire que le sexisme a les mêmes conséquences sur toutes les femmes (et donc qu’elles souffrent toutes également des mécanismes sexistes), c’est effectivement faux.

    Bien Cordialement.

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