Il est bien connu que la Fâme se doit d’être silencieuse, calme et douce. Brodant au coin du feu tandis que son époux part dans le Dehors guerroyer et rapporter la pitance, elle assiste, passive à ses éclats de voix légitimes à lui. C’est comme ça : une femme ça se tait. Mais il est aussi connu que les femmes sont toutes des pies. Bavardes, piaillantes, médisantes. Alors on leur concède le droit de parler un peu dans certaines limites. Entre elles essentiellement. Au lavoir, à l’usine, au bureau devant la machine à café. Mais attention, si la Fâme va contre la nature des choses et se permet de parler un peu fort en public, là ça ne va plus du tout, il faut recadrer immédiatement sinon tout va à veau l’eau.
On la traite donc d’hystérique, de folle furieuse, on lui dit qu’elle exagère, qu’elle devrait réserver toute cette belle énergie à procréer dans la joie et la plénitude au lieu de se laisser aller à la hargne. La hargne, c’est pas un truc trop trop féminin, l’abnégation c’est beaucoup mieux.
Ces propos vous font sourire car « on n’est plus au Moyen-Âge trololol » ? Vous en êtes sûr-e ?
N’en fais pas tout un plat
« …après tout, il y a beaucoup plus important que la modification de l’orthographe, les droits des [insérez groupe de personnes oppressées ici], la réappropriation de l’espace urbain… »
« …après tout, de mon temps, les homosexuel-les n’étaient pas plus persécutés que ça, le mariage pour tous n’apporte pas grand chose »
« …après tout vous avez bien assez de visibilité comme ça ! »
N’en fais pas tout un plat, c’est un peu l’argument qui ressort quand on a pas envie de dire « Ferme ta gueule ». Je l’ai lu et entendu de la part d’anti-féministes, mais pas que. Hélas.
N’en fais pas tout un plat, ça veut dire qu’on monte en épingle des choses finalement pas si importantes, des choses qui font partie de la vie. Aveu d’impuissance devant la force d’inertie des habitudes ou des conventions sociales.
Or, changer les choses ça passe par tout ça aussi. Par des étapes, des petits pas. On va pas arriver demain matin à 100 000 dans la rue en disant « Ok maintenant, on abat le patriarcat, demain on met en place une vraie parité, après demain on éradique le viol ! ». Même à 200 000 ou 30 millions ça a peu de chances de se passer comme ça. Même si j’aimerais bien, hein. Dans la réalité des faits, on avance peu à peu. Combat par combat.
La féminisation des noms de métiers ou l’emploi du neutre peut sembler, au même titre que le retrait du « mademoiselle » sur les formulaire, trivial. C’est pourtant un point primordial.
Le mariage pour tou-te-s semble à certain-e-s quelque chose de moins important que d’autres combats, c’est pourtant une étape cruciale dans le droit des personnes LGBT+ C’est suite à ce type de loi d’ouverture que se posent par exemple les problématiques de filiation (GPA, PMA…) et la nécessité de législation. Sans mariage pour tous, on ne se poserait pas ce type de question.
Exiger que les publications jeunesse ne soient pas sexistes ce n’est pas accessoire. Cela va permettre à nos gosses de moins baigner dans les stéréotypes de genre depuis leur naissance, c’est important. C’est pas ça qui va rendre tout le monde miraculeusement pas sexiste, mais ça va aider.
Tacler les publicités sexistes ne va pas rendre les entreprises ou les agences de com non-oppressives du jour au lendemain. Mais si on les fait chier à chaque fois, si on ne laisse rien passer on les obligera un jour à réfléchir plus de 30 secondes avant de mettre une fâme à poil pour vendre du yaourt.
Croyez-le ou non, les actions collectives, le bad buzz, parfois ça fonctionne.
- Après plusieurs années de lutte, les collectifs de lutte contre le harcèlement de rue ont enfin réussi à faire ouvrir les yeux au gouvernement qui a lancé son plan contre le harcèlement dans les transports (allez, encore un petit effort et on réalisera que le harcèlement existe aussi en dehors des couloirs du métro). Et oui, si personne n’avait ouvert sa gueule on en serait pas là.
- Pour la première fois, les Prud’hommes ont condamné une entreprise pour harcèlement sexuel indirect.
- On commence à voir émerger des catalogues de jouets un peu moins genrés, certaines publicités sexistes sont remises en question et retirées…
(Si ce type d’action vous intéresse, vous pouvez vous rendre par exemple sur Macholand pour avoir d’autres exemples.)(Si vous conspuez Macholand, l’internet est vaste).
À quoi tu t’attendais ?
« À quoi tu t’attendais de la part de Roger-Mou ? Tu sais bien qu’il est comme ça… »
« À quoi tu t’attendais de la part de Biba ? Tu sais bien que c’est de la merde ! »
« Non mais c’est un site de merde, va pas lire, ça sert à rien »
Le « À quoi tu t’attendais » est une autre manière de nous demander de fermer nos mouilles. Oui, Roger-Mou « dérape » toujours durant les repas de famille, rien que de très normal. Faut juste fermer ses oreilles, ça sert à rien de lui dire, il est bourré !
Oui, Biba fait souvent penser aux manuels d’économie domestique des années 50, mais bon, on a qu’à pas l’acheter.
Oui, les jeux AAA s’adressent à un public masculin blanc, sont bourrés de meufs à poil et de clichés racistes, mais bon, c’est le public qui veut ça, les éditeurs de jeu vidéo veulent juste vendre, c’est la Loi du Marché !
Hey, tu t’attendais à quoi ?
À pouvoir dire à une personne qui tient des propos sexistes qu’elle est sexiste ? À pouvoir me plaindre qu’il n’existe pas de magazine féminin plus féminin du cerveau que de la quiche (oups) ? À pouvoir attendre d’un jeu à 60 balles qu’il ne tombe pas dans des clichés éculés et me donne du plaisir à jouer ? Oui, je m’attends à tout ça, parce que j’ai le DROIT d’avoir tout ça.
Si personne ne dit jamais à Roger-Mou que c’est un gros tocard, comment voulez-vous qu’il s’en rende compte ? Il n’y a que 2% de chances qu’il le réalise, certes, mais on peut toujours essayer. Et vous savez quoi ? Depuis que je ne laisse plus passer les propos limites de mes potes, ils commencent à comprendre un peu. Au début ils me trouvaient pénible, maintenant ils me trouvent pénible MAIS ils font un peu plus attention. Faut dire que j’ai une puissance de relouitude assez élevée.
C’est mon droit le plus strict de dire à Roger-Mou qu’il dit de la merde. Ce n’est pas forcément à moi de fermer ma gueule en permanence. Pourquoi ça le serait ?
C’est mon droit de réclamer un peu de décence de la part des magazines féminins, que je les achète ou pas. Avec ses différents Tumblr dont le fameux « LOL avec les connes » (qui a été fermé par Tumblr, bizarrement…), Charlotte de Bruges fait réaliser à chacun-e la vacuité des publications dans la presse féminine. Ça fait rire, mais ça vous fait aussi réfléchir malgré vous (Charlotte de Bruges est fourbe, depuis le temps que je le dis). C’est son droit et elle a raison de le faire.
À force de se dire « tu t’attendais à quoi » on retombe dans l’impuissance. Sauf que nous ne sommes pas impuissant-e-s.
Laisse couler
« Ça sert à rien de gueuler, laisse couler »
« Ne réponds pas »
« Laisse couler » c’est à la fois demander de ne pas en faire tout un plat et demander à quoi on s’attendait. Laisser couler, c’est ne pas réagir, glisser tout ça sous le tapis.
Il t’insulte ? Te traite de gros tas ? De salope ? Te harcèle à l’école, au travail ?
« Ne réagis pas, ça lui donne du grain à moudre »
C’est donc à la victime de violence de se taire. Comme c’est pratique. On ne dénonce pas la violence, on lui permet de se propager tranquille. Jamais punis, les agresseurs peuvent continuer d’agresser. Je serai très mauvaise que j’embrayerais sur la culture du viol, tiens.
Laisser couler, c’est accepter cette violence. Or toute violence est inacceptable. Point. Il n’y a pas de petite violence sans gravité.
Jean-Nuisible a peut-être commencé à frapper sa petite sœur à 3 ans. Mais Jean-Nuisible est un garçon, c’est comme ça les garçons, c’est turbulent, ça bouge partout, faut que ça s’exprime. N’en faisons pas tout un plat. À 16 ans, Jean-Nuisible a mis la main au cul d’une de ses camarades de classe qui s’est plainte, mais bon, c’était qu’une seule fois, c’est pas si grave. Oh, il l’a bien un peu insultée, mais bon, à cet âge, à quoi tu t’attendais ? Il a les hormones en ébullition, c’est normal. Jean-Nuisible est marié, il rentre du boulot et sa femme ne lui a pas fait à manger, alors une petite claque, comme ça, bon, ça arrive…Laisse couler.
Je caricature, bien sûr.
Bien sûr.
Laissez-moi vous raconter un truc.
J’ai vécu plusieurs années avec un homme violent. Est-ce que vous pensez que le lendemain de notre premier rencard il m’a collé une beigne et que je suis restée avec lui malgré tout ? Évidemment que non. Il a commencé par me reprocher des petites choses. Puis à me prendre par le bras un peu fort. Puis plus fort, alors j’ai dû mettre des manches longues. Puis il m’insultait chaque semaine. Puis tous les jours. Puis il m’a poussée contre un mur. Puis il m’a attrapée par les cheveux… Moi j’ai laissé couler. J’ai laissé couler la première insulte, en lui trouvant des excuses, puis la seconde en me disant que je l’avais bien cherché. J’ai laissé couler car je prenais ça pour de l’amour. Et vous savez quoi ? Laisser couler n’a pas changer la situation, au contraire. C’est au moment où je n’ai plus laissé couler que j’ai pu me barrer (ATTENTION je ne dis pas que c’était de ma faute, ce n’est jamais la faute de la victime et il est extrêmement difficile de se sortir d’une relation abusive, je prends ma propre expérience à titre d’exemple pour illustrer mon propos, en vrai ça a été vachement plus compliqué pour me tirer et j’ai eu, je le sais, beaucoup de chance de pouvoir le faire à temps).
J’entends souvent le « Laisse couler » dans des situations de harcèlement, et cette petite phrase me donne envie d’arracher les yeux des gen-te-s qui la prononcent. Je ne comprends pas qu’on puisse dire ça. Non, je ne fermerai plus les yeux, je ne me tairai plus, et je n’inciterai jamais personne à laisser couler, plus jamais.
« Haters gonna hate »
Et c’est pas une raison pour ne pas réagir.
Il n’y a pas, je le répète, de « petite violence ». Un gamin qui traite sa sœur de boudin c’est pas juste « un truc de frère et sœur, ça lui passera ». Non, c’est comme ça qu’on en arrive à élever des personnes violentes. Des camarades de classe qui traitent un élève de « tapette » ce n’est pas normal, et ce n’est pas à la victime de se rendre plus virile pour éviter ça. C’est à l’école, aux parents, à reprendre leur enfant harceleur, à lui apprendre à respecter l’identité de l’autre.
Ce n’est pas à vous de laisser couler, c’est à l’agresseur d’apprendre à se comporter en être humain décent.
La honte doit changer de camp, la parole aussi.
La prochaine fois qu’on vous dira de ne pas en faire tout un plat ou de laisser couler, pensez-y : quel est le véritable propos derrière cette injonction ? Est-ce qu’on vous dit ça pour votre bien ou juste pour vous faire taire ? Qui vous dit ça ? Dans quel contexte ? Quelle est la réaction lorsque vous refusez de vous taire ? Rapidement vous vous rendrez compte que ces petites phrases sont bien plus porteuses de sens que de simples conseils…