La fabrique des monstres

@Rakkid
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Vendredi dernier, une jeune femme est décédée, faute de soins. (Un article en parle par ici sur France Info)

Plusieurs autres cas ont été médiatisés :

Mort de Naomi : le même « calvaire » que pour Maxime, décédé en 2008 à Souchez (Pas-de-Calais)

Mort de Naomi : «Le même mépris que dans le cas de Thomas», amputé à 20 ans

« Ma fille de 8 ans est morte parce que le Samu avait décidé qu’elle simulait »

Témoignage sur Twitter de L’Enfant Terrible @kelyagl

Témoignage de SurvivingPanther

A partir de ça, on peut en tirer deux questions :

  • Pourquoi certaines opératrices du SAMU sont des monstres
  • Pourquoi rechigner à envoyer une ambulance ?

La fabrique des monstres

Préambule : le conditionnement social n’est en aucun cas une excuse face à un comportement cynique, inhumain et raciste. Je me permet d’aborder cette actualité choquante à travers un prisme plus politique, ce qui ne veut absolument pas dire que ces personnes sont excusables.

Ces deux opératrices sont ignobles, on est bien d’accord. Ignobles et racistes. On appelle ça le syndrome méditerranéen. On ne croit pas les femmes qui meurent d’infarctus, ni les personnes racisées qui souffrent. La souffrance est ignorée, décrédibilisée, on exagère, on est hystériques, à fortiori si la patiente est noire.

Je me penche néanmoins ici sur un sujet que je connais mieux, à savoir les conditions de travail en centre d’appel. L’aspect du racisme systémique est bien mieux expliqué par d’autres que moi (je vous récupère des liens en fin d’article).

Le degré de cynisme qu’il faut avoir pour répondre ça est inimaginable. Maintenant, s’arrêter au niveau individuel me semble ne pas aller au fond du problème. Je pense fondamentalement que certaines personnes ne devraient jamais exercer un emploi qui nécessite écoute et empathie. Il y existe des gens cruels et sans coeur, bien sûr, mais est-ce la seule explication ?

Dans le cas qui nous intéresse ici, ces personnes travaillent en call center. C’est un domaine que je connais plutôt bien, je parle ici dans « La petite voix monocorde du samedi matin » de mes années en call center.

Bosser 8h/jour sur un plateau téléphonique ça peut rendre les gens comme ça, ou exacerber les tendances à leur cruauté. Bosser 8h par jour sur un plateau téléphonique, c’est être littéralement enchaîné-e à un poste de travail, avec un flot de paroles en continu. 20% du temps, les échanges sont bons, 20% du temps on se fait engueuler ou insulter, le reste n’est que routine. J’ai connu des collègues ruinées de l’humanité après 10, 15 ans de boulot. Des personnes qui rient de la détresse des autres en hotline, qui se moquent méchamment ou qui font tout pour pousser l’interlocuteur-ice à bout tout en restant dans les limites du script imposé. Ça m’est arrivé.

Le call center c’est le royaume du passif agressif. Tout est cadré, écouté, les rares moments de liberté sont ceux passés aux WC. Zéro latitude, jamais.

Le call center, c’est le bout de chaîne de l’inhumanité.

Hier j’ai attendu 18mn30 pour être mise en relation avec Pôle Emploi. J’imagine n’importe qui après 18mn30 d’attente, l’énervement, l’agacement, les soupirs, le manque de patience. Moi aussi j’ai été agacée, mais dès que j’ai entendu cette voix lasse je me suis souvenue du système qui pressurise tellement qu’on en devient une machine. 50, 100, 150  fois la même question dans la journée, les mêmes phrases, la même intonation, les mêmes règles à suivre.

Comment peut-on devenir ainsi un monstre de cynisme ?
J’en ai hélas une petite idée. Des personnes comme ça, il y en a sur tous les plateaux. J’ai vu des personnes foncièrement méchantes, des personnes inexorablement déprimées qui survivaient à coup d’alcool et de médicaments, des personnes qui, soudain, craquent totalement, posent leur casque et se cassent en hurlant. Des moments de craquage en call center, il y en a souvent. Parfois ça se limite à rire entre collègues durant la pause d’un client, parfois ça prend des proportions incroyables.

 

Le manque de moyen pressurise d’abord les salarié-e-s, contraint-e-s de faire plus avec moins, menacé-e-s en permanence par l’épée de Damoclès du chômage. On force alors des choix individualistes (manger, payer son loyer, finir sa journée sans drame) au détriment d’une quelconque conscience professionnelle. Il faut produire avant tout. Le côté ubuesque de la situation des personnes en call center c’est qu’elles produisent littéralement du vent. Le sentiment du travail accompli est rarissime, l’objectif premier est de limiter le temps d’appel. C’est la règle n°1 : ne pas dépasser un certain temps d’appel moyen par jour. On est noté-e-s là dessus. On développe des stratégies qui vont jusqu’à pousser l’appelant-e à nous raccrocher au nez.

Si les conséquences sont limitées à de l’insatisfaction client dans le monde merveilleux des entreprises privées, il est criminel d’appliquer ces modalités pour un service public. C’est pourtant précisément ce qui se passe ici.

Flexibilité, insécurité, cruauté

Faire appliquer des règles de productivisme à un centre d’appel du SAMU c’est à mon sens la pire chose à faire au monde.

Parce que j’ai du mal à croire qu’en ces temps de réduction budgétaire dans le système de santé en France les plateformes d’appel soient miraculeusement épargnées. Je trouve l’analyse faire sur Le Monde par le Dr Patrick Pelloux assez éclairante. Réduire les budgets dans le domaine social ou sanitaire est d’un cynisme épouvantable. La santé n’est pas un budget, il s’agit là de nos vies. On ne peut pas demander à un hôpital de faire à l’économie en s’attendant à ce que tout le monde rayonne de joie et de bien-être en attendant la retraite à 75 ans.

Alors oui, ce dialogue entre l’opératrice et Naomi est purement insoutenable. Cette personne a la vie d’une autre sur la conscience, elle doit être punie car aucune condition de travail, aussi pénible soit-elle, ne doit jamais primer sur la vie d’une personne. Jamais.

Je visualise leurs conditions de travail, et je me rends compte qu’on fabrique des monstres, tout comme on fabrique des monstres aux urgences quand on laisse crever des personnes, tout comme on fabrique des monstres en EHPAD ou à Pôle Emploi.

Ça, à mon sens, c’est un des visages de la fuite en avant du système, l’incarnation de la déshumanisation et de l’égoïsme exacerbé. Un monde où « finir sa journée » prévaut sur « sauver une vie ».

 

Pour aller plus loin :

Le syndrome méditerranéen : un stéréotype « raciste » et « dangereux » pour les patients

Moi, maman noire et… invisible

Infarctus : les femmes sont moins bien soignées parce qu’elles sont… des femmes !

L’organisation « Le mouvement » récolte des témoignages, c’est par ici.

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