…ou comment apprendre à fermer sa gueule.
Je suis une femme.
Je suis oppressée de pas mal de manières différentes mais on est pas là pour jouer aux Pokémon.
Je suis une femme blanche cis hétéro, mariée, je fais partie de la classe moyenne. Pour moi c’est normal de ne pas parler à la place des concerné-e-s en fait, ça l’a toujours été même quand je niais mon féminisme. J’aime pas parler de choses que je ne connais pas. Alors je me tais, j’écoute.
Il m’arrive de lire des commentaires de personnes outrées lorsqu’on leur demande de se taire. Il m’arrive de lire des commentaires ubuesques de personnes sorties de nulle part essayant d’apprendre aux concerné-e-s en quoi leur lutte serait mieux si…et c’est même pas que ça me désole, c’est juste que je n’arrive pas à comprendre. Enfin, je n’arrivais pas, jusqu’à récemment.
Exhibit B, en fait, ça a été mon déclencheur. Je m’intéresse depuis toujours à l’art et je partais du principe que les œuvres provocantes ont le droit d’être exposées, quelles qu’elles soient. Au début, donc, j’ai découvert Exhibit B, je me suis dit « Ok, je trouve ça naze mais… ». J’allais gentiment laisser ça retomber dans le domaine de mon indifférence (privilège blanc aidant) quand j’ai lu la série d’articles de Mrs Roots et de Po B. K. Lomami sur son blog Equimauves. La baffe. Bien sûr, je n’avais pas vu les choses comme ça (privilège blanc aidant), et grâce à elles, j’ai compris. Je n’avais aucun droit de dire « mouais ok ». Je devais les écouter et relayer ce qu’elles disaient. Si moi ça me m’atteignait pas, il n’était pas admissible pour moi de les ignorer.
Ce que j’ai compris à travers cet exemple (je veux dire, vraiment compris, à travers une expérience vécue), c’est que d’une part je ne pouvais pas décréter que quelque chose n’était pas problématique car ce ne l’était pas pour moi. D’autre part, j’ai aussi appris à relayer sans m’ériger en Chevalière de la Discrimination. J’ai été assez gênée de voir des blanc-he-s prendre une place folle dans le débat, qu’ielles soient « pour » ou « contre ». Finalement, à certains moments, j’assistais à des discussions de blanc-he-s entre snobisme outré de la « censure » et white-saviorisme insupportable.
J’ai eu honte.
J’ai souvent honte, remarquez. Honte de voir que des siècles de domination nous autoriseraient à nous accaparer sans vergogne n’importe quel sujet. J’ai suivi beaucoup de discussions, débats, et ma honte me semble comme un puits sans fond. Honte de l’histoire coloniale de mon pays. Honte de voir que nous nous sentons légitimes sur des sujets qui ne nous concernent pas.
Notre « soutien » ne passe pas par une réappropriation de l’oppression, c’est pourtant logique ! Comment osons-nous ??! Comment osons-nous prendre tellement d’espace au lieu de laisser s’exprimer les concerné-e-s ??! De quel droit ?
Nous osons justement car personne ne nous a plongé-e-s dans le silence par la violence. Nous, dominant-e-s, nous sentons légitimes et dans notre bon droit sur tous les sujets. Nous sommes abondamment représenté-e-s dans les médias, nous voyons nos semblables proclamer une expertise universelle. Alors nous glissons dans la facilité, l’habitude, sans jamais nous remettre en question.
Je ne parle pas ici QUE de racisme, vous l’aurez compris… *wink wink*
Breaking news : on peut soutenir sans ouvrir sa gueule. Si, si, je vous assure.
- On peut écouter, d’abord. Se prendre cette vérité dans la face : nous, dominant-e-s, sommes privilégié-e-s. Nous profitons du système. Alors mettons un peu notre ego de côté, et écoutons, éduquons-nous sans demander aux personnes opprimées de le faire à notre place.
- On peut soutenir en relayant la parole. En diffusant des textes, des articles, des informations.
- Et en ne prenant pas la parole, en ne s’appropriant pas un espace qui ne nous appartient pas.
- Attention : La position d’opprimé-e n’est pas un passe-droit pour dire de la merde. On peut être à la fois oppressé-e et oppresseur-e. Dans mon cas, je vais me permettre de parler, par exemple, handicap et grossophobie, mais je ne me substituerai pas à une personne racisé-e, trans, homosexuelle… Checker ses privilèges c’est valable pour tout le monde.
Éloge du silence
Les réseaux sociaux permettent une diffusion ultra-rapide des informations, de rencontrer des personnes de différents horizons, d’engager des discussions au delà des frontières géographiques, sociales, linguistiques.
Mais ils nous permettent également de prendre en photo notre bol de nouilles, de nous photographier au toilettes et d’en faire potentiellement profiter le monde entier. C’est le fonctionnement du truc : le partage de tout et n’importe quoi. Je ne critiquerai pas les photos de bouffe ou de chats, je suis la première coupable. Par extension, on est aussi encouragé-e-s à participer au maximum à des discussions, et finalement à poster plus vite que nos ombres pour chasser le like ou le retweet, et là c’est plus problématique.
Je vois souvent des personnes intervenir sur des conversations alors qu’ielles n’ont aucune idée de la profondeur du sujet qu’ielles abordent pour ensuite crier à la « maladresse » lorsqu’on leur signale gentiment (ou pas) qu’ielles racontent de la merde. Donner son avis sur tout n’est pas forcément une bonne chose.
Exemple : je n’ai jamais vraiment compris le principe d’inflation (pardon Ronan, j’ai oublié la moitié de tes explications, je suis irrécupérable) et, plus globalement, l’économie est pour moi une discipline obscure et incompréhensible. Cela ne me viendrait pas à l’esprit d’aller intervenir sur un groupe d’économistes ramener ma fraise sur la politique du FMI, même si j’aime pas trop trop ces gens-là (oui c’est en gros mon positionnement sur le FMI, ça se limite vraiment à ça). A la limite, je lis des articles sur le sujet, mais j’assume ma totale non-légitimité.
Parfois il est bon de se taire. Personne ne vous en voudra de ne pas intervenir. On peut poser des questions, s’informer, mais énoncer des concepts préfabriqués sans avoir réfléchi préalablement est nettement moins profitable, pour vous comme pour vos interlocutrices/interlocuteurs. Vous allez perdre du temps, et vous allez en faire perdre aux autres. Personne n’est légitime sur tout, et c’est tant mieux. Ce n’est pas une raison pour laisser tomber, après tout je continue à lire des articles sur l’économie de temps en temps même si j’y pane rien.
« Oui mais alors je peux plus rien dire ! »
Ça dépend.
Si le sujet nécessite des connaissances « académiques » ou de culture générale, il est relativement facile de demander des infos à votre moteur de recherche favori. Pour en revenir à l’économie, si je voulais vraiment (en réalité si le sujet m’intéressait) je pourrais passer plusieurs jours, semaines, à suivre des cours en ligne, par exemple des MOOC, afin de pouvoir me plonger dans le sujet. Cela m’est déjà arrivé de prendre ce type de cours pour aborder un sujet, c’est long, mais ça vaut le coup.
Si le sujet est un débat de convictions, pourquoi pas, tout dépend aussi du niveau de la discussion. On peut par exemple parler politique sans avoir fait Sciences Po, mais vous ne comprenez pas la moitié des concepts et mots utilisés par les autres intervenants, ça sera plus compliqué.
Si on parle d’une oppression que vous ne subissez pas, agissez avec précaution. Vous pouvez marquer votre soutien, approuver. Mais il me semble plus difficile de soutenir certaines thèses sans être directement concerné-e-s. Ne la jouez pas « avocat du diable » par pitié, le diable n’a pas besoin d’avocat, il se débrouille très bien sans vous, d’autant plus que cette posture est bien commode pour défendre des vues (de dominant-e-s) plus ou moins limites sous couvert d’argumentation, ne prenez pas les gen-te-s pour des buses. Si vous n’avez pas été confronté-e-s à une discrimination, prendre le parti du dominant est au mieux une très très très mauvaise idée. Posez-vous la question : si pour vous c’est juste de l’argumentation, qu’est-ce pour l’autre ? On ne peut décemment pas vouloir balayer d’un revers de main l’expérience des oppressé-e-s. Question de décence.
Si vous avez une ou plusieurs questions, demandez-vous si votre question peut blesser. Toutes les questions ne sont pas bonnes à poser (hey, j’ai jamais dit que c’était simple !!!). Demander par exemple à un-e personne trans des détails sur son intimité physique, c’est non. Demandez-vous comment vous réagiriez si on vous demandait à quoi ressemble votre sexe, photos à l’appui. Est-ce nécessaire à la compréhension du sujet quel qu’il soit ? En aucun cas. Il s’agit là de curiosité malsaine, rien de plus. Si les personnes veulent vous parler de leur intimité, elles vous le feront savoir. Astuce : demander préalablement si on peut questionner, et dans quelles limites. Les concerné-e-s sauront à priori établir ces limites, habitué-e-s qu’iels sont à subir des questions blessantes.
Attention : le silence est en soi une prise de position. Rien ne vous empêche d’intervenir dans des discussions que vous considérez comme problématiques entre dominants (iels aiment bien causer entre deux pour s’auto-congratuler de leur intelligence), en glissant un lien ou deux ou juste en marquant votre désaccord. Personne ne vous oblige à débattre, mais laisser passer des propos problématiques sans rien faire est problématique. Ce n’est pas toujours facile, il m’arrive de faire l’autruche de temps en temps, fatiguée à l’avance du « débat » qui s’ensuit forcément. L’astuce peut être de dire « Je marque mon désaccord, mais je ne veux pas débattre, je n’ai pas le temps/l’envie, il existe beaucoup de ressources ici et là qui en parlent mieux que là, voici des liens ». Tout le monde n’est pas une bête d’argumentation, surtout pas moi, mais dans certains cas, garder le silence est criminel.
Éloge de la honte
Je vous parlais plus haut de la honte que je ressens régulièrement. La honte n’est pas un sentiment plaisant mais c’est un sentiment social nécessaire. La honte nous permet de nous remettre en question, de vivre en société, de limiter nos comportements abusifs. Comme souvent, je parle ici dans une certaine mesure. La honte n’est pas forcément justifiée et peut avoir de graves impacts négatifs, notamment chez les victimes. Je parle ici de la honte face à des propos ou comportement que nous tenons ou aurions pu tenir.
Si vous vous sentez mal par rapport à un propos, c’est une bonne occasion de réfléchir. Vous vous sentez un peu mal, c’est diffus, relisez les propos en question. Vous sentez-vous gêné-e, mal à l’aise, nerveux/se, coupable ? Détournez-vous le regard ? La honte n’est pas évidente à reconnaître car il s’agit d’un sentiment très complexe.
Le sentiment de honte nous pousse parfois à occulter l’élément problématique. Cacher les choses sous le tapis n’est malheureusement pas une option viable sur le long terme.
Posez-vous la question : puis-je assumer entièrement mes positions ?
Par entièrement, j’entends inconditionnellement, sans remise en contexte préalable nécessaire. A partir de là, une fois la honte identifiée, le vrai travail commence.
Ah, et il n’y a pas de honte à avoir face à notre propre ignorance. L’ignorance, ça se rattrape. Ne pas savoir, ça arrive, souvent. Persister dans son ignorance, en revanche, est problématique.
La route est longue
Non, ce n’est pas facile. Je peux comprendre que certain-e-s allié-e-s soient complètement perdu-e-s. Je sais que parfois, cela part vraiment d’un bon sentiment. Il n’en reste que nous pouvons blesser facilement.
Pour résumer :
Si vous n’êtes pas concerné-e, réfléchissez bien. Si vous doutez de la pertinence de votre propos, dans le doute, abstenez-vous, ou posez gentiment la question. Personne ne refusera de vous répondre si vous savez y mettre les formes.
Vous pouvez vous exprimer en tant qu’allié-e si vous savez rester dans le respect.
Vous allez forcément vous tromper. Ce n’est pas grave en soi, se tromper c’est progresser. Apprenez à écouter et à vous excuser réellement quand vous tenez des propos blessants au lieu de vous cantonner à une position intenable. Oui, l’ego morfle beaucoup quand on attaque des questions d’oppressions. C’est normal. Ça ne fait jamais plaisir de se rendre compte qu’on a vécu des années dans le privilège, qu’on est dominant-e. Chaque brique déconstruite apporte son lot de doute, de remise en question, de malaise. J’ai pas de recette secrète, j’en ai bavé et en bave encore autant que vous. Mais c’est vraiment nécessaire, et promis, quand on sort la tête de l’eau on se sent mieux.