…mais si, vous savez ! Celle qui vous lit au téléphone qu’elle appelle de la part d’un opérateur téléphonique lambda, et qu’elle va vous faire faire plein d’économies. Celle qui appelle pile poil quand vous sortez de la douche en courant car vous attendiez un appel, quand vous venez de rentrer chez vous après 6 étages sans ascenseur, quand vous profitiez de votre grasse matinée du samedi matin, en gros dès que vous êtes trop occupés ou énervés pour répondre au téléphone.
Et bien, le saviez-vous, cette petite voix est un être humain ! Si, si…je vous assure…j’ai fait ce métier suffisamment longtemps pour, hélas, bien le savoir. Lorsque j’en parle à des gens, je me rends compte que cet univers si particulier est complètement obscur et irréel pour eux.
(Cet article écrit en 2008 a été modifié le 21/11/2014)
La vie en cage
Oui, ça fait peur. Enfin, à moi, ça me fait peur. C’est sur un de ces postes que j’ai travaillé pas loin d’un an et demi (la photo plus haut est issue de mes archives perso). Mon BTS en infographie empoché, j’ai tenté de trouver un travail quand je vivais à Cannes. Après deux mois épouvantables en agence de com, dans un bureau-prison, à faire du secrétariat payé au SMIC (dont la moitié non déclarée, avec des horaires de 40+ heures), je me suis fait virer car comme le directeur artistique se barrait il fallait embaucher quelqu’un d’autre, alors autant faire d’une pierre deux coups, voyez-vous. Et d’ailleurs “Jamais une femme n’aura ce type de poste dans mon entreprise”.
J’ai alors essuyé des refus, oh, pas des masses sur les centaines de CV envoyés, la plupart restant carrément lettre morte. Mon loyer m’attendait, lui, bien gentiment, je n’avais pas les moyens de me payer un abonnement internet, j’ai donc fait les petites annonces papier. J’ai commencé dans un call-center à Sophia-Antipolis, mon seul moyen de transport (hors 2h de train+bus) était une collègue qui a fini par ragequit, me laissant sur le carreau. A l’époque, pas de PC (on était en 2005 pourtant), on bossait avec des fichiers Pages Jaunes et des téléphones assez rudimentaires, mais l’ambiance était plutôt familiale. Je vendais des cartouches d’encre reconditionnées à des entreprises, ce fut ma Grande Ecole du Refus.
Je me suis donc rabattue sur ce boulot pour lequel j’avais déjà passé un entretien auparavant, mais qui m’avait un peu fait peur.
Un de ces postes, donc, car nous avions tous (nous étions 80) un numéro d’identifiant. Numéro avec lequel nous nous connections en début de session, et avec lequel les superviseurs nous attribuaient nos places. A chaque début de session, à 9h, 12h, 15h, 18h et 20h, un affichage nous permettait de savoir que nous étions en place 18 ou en place 84. Selon notre place, on savait aussi, plus ou moins au dernier moment, quelle mission nous avions : notre argumentaire de vente était posé sur notre bureau, vous savez, comme à l’école. On “vendait” du France Télécom, du Wanadoo, et parfois on était récompensés de nos efforts en ayant le droit de participer à des opérations plus simples.
Nous devions alors nous logguer. A partir de ce moment, tout était enregistré, contrôlé, de notre arrivée à notre départ. Chaque appel, chaque vente ou argumentaire, qualification de fichier ou sondage réussi, chaque pause pipi, pause entre les appels, tout était contrôlé.
J’ai récemment regardé le très bon épisode de “Mes Chers Contemporains” de Usul sur Frédéric Lordon (à regarder ou re-regarder ici), toute la première partie m’a donné envie à la fois de pleurer et de vomir.
Petites fourmis, enchaînées à nos postes, sous la surveillance plus ou moins implacables de nos « sup ». Sur un plateau de 80 places, il y avait 6 supérieurs. Avant chaque début de session, nos sups nous faisaient un petit speach sur l’opération que nous allions mener durant 2h30 d’affilée. Et hop, c’était parti.
On nous dit que la France se désindustrialise, mais c’est faux : le travail à la chaîne existe toujours, nous étions les mineurs de fond du futur…
Moi, c’était cette obsession du contrôle qui me faisait le plus peur. Nous étions écoutés, et fliqués à tout moment. Un petit relâchement ? Un temps d’arrêt trop long entre deux appels ? Le sup arrivait, et était sensé nous remotiver. Nos chiffres étaient affichés à la vue de tous : nombre d’appels, nombre de ventes réussies, pourcentage de réussite, durée moyenne d’appel…
Je ne sais pas combien d’appels nous passions par jour. Mon record perso en réception d’appels est de 180 en 7h. L’émission d’appel c’est assez différent : la plupart des gens raccrochent dans les 10 secondes lorsqu’ils comprennent qu’ils sont en présence d’une téléprospectrice. On passe beaucoup plus d’appels. L’avantage, c’est qu’on s’habitue vite au refus, aux insultes, à l’indifférence, au mépris… Après quelques mois, si on tient le coup, on apprend à se dédoubler. C’est souvent ce que disent les victimes de violences : « je n’étais plus dans mon corps ». C’est exactement ça. C’est ce que je ressentais au quotidien. Emprisonnée dans un cube de plastique d’un mètre cube, attachée par mon casque à mon bureau, impuissante, désespérée mais souriant de toutes mes dents au client.
Cette immense contraction entre les conditions de travail, aussi “bonnes” soient-elles et ce sourire de façade est le pire des mensonges.
Mais c’est vraiment ce que je ressentais, cette désincarnation, cette sensation de ne plus m’appartenir. Et pourtant, il y a des gens qui restent, des années, parfois des dizaines d’années.
Je suis ensuite partie sur un autre plateau, un avec 200 places, pour un célèbre opérateur téléphonique avec un logo rouge, en trois lettres.
Là-bas, nous étions mieux payés. Mais nous étions beaucoup plus surveillées, même si je ne pensais pas ça possible.
Badge à l’entrée, pour surveiller les horaires d’arrivées. Log sur le téléphone à l’arrivée sur le poste de travail. Code pour se mettre en “dispo” (on ne faisait que de la réception d’appels), code pour partir en pause règlementaire (2×10 mn), code pour pause-pipi (je vous assure), code pour les réunions hebdomadaires, code pour les convocations à la RH. Appels enregistrés, obligations figurant sur une page A4, points à mentionner obligatoirement lors des appels (Citer trois fois le nom du client pendant l’appel, respect de la procédure, typologie de détection d’incident), 2 appels enregistrés par jour, un debrief personnel par semaine avec un responsable assez sadique pour prendre uniquement les appels foireux. Sanctions, insignifiantes, petites, grandes. Procédures longues, ridicules (vous vous demandiez pourquoi votre FAI vous demande à chaque fois si vous avez bien changé le filtre ? C’est parce que c’est obligatoire, ça réduit la durée de l’appel). Nous travaillions du lundi au samedi, de 7h à 22h, chaque mois on savait à l’avance combien de semaines “13-22” on aurait. Pas de vie, pas de soirées, juste le boulot.
J’ai cru devenir folle.
En fait, je suis devenue folle. J’ai tenu assez longtemps, trop longtemps, avant d’exploser et de tout plaquer.
Maintenant, quand j’ai une télé-truc en ligne j’essaye d’être sympa. Ou au moins de ne pas perdre de temps, si j’appelle un SAV, car je sais que l’appel est minuté. De rassembler toutes les infos avant l’appel, d’accepter de répondre à des questions idiotes. Je prends aussi le temps de remercier chaleureusement mon interlocuteur, car je sais que c’est pris en compte lors des écoutes. J’ai lu il y a quelque temps les retranscriptions de conversations d’une personne se moquant des télévendeurs (je n’ai plus le lien sous la main). Et ça m’a fait rire. Je me suis retrouvé du côté du client, à rire aux dépend de cette personne qui aurait pu être moi.
Puis mon rire s’est cassé, et j’ai ressenti un vide incroyable.
Récemment, je cherchais un travail à temps partiel pour assurer ma subsistance durant mes cours. J’ai été en entretien dans une entreprise de sondage. Avec mon background, j’étais sûre d’être embauchée. J’étais une des plus âgée, et la seule à connaître le métier dans notre groupe de 15. Après 20 mn, je n’avais qu’une envie : leur hurler à tous de fuir, fuir pendant qu’il était encore temps ! Ou juste…de prendre mes affaires et disparaître. Conformée et polie comme je suis, j’ai tenu jusqu’au “test”. Je suis retournée dans le box en ronce de plastique. J’ai remis mon casque. Ma gorge s’est nouée, l’angoisse est montée d’un cran. Mon premier prospect a décroché, et au lieu de paniquer j’ai agi de manière pro, comme si ce job ne m’avait jamais quittée. L’aisance verbale, les formulations, la gestuelle, le sourire falsifié, tout était encore là.
Je suis partie après avoir dit que je ne pouvais pas, mais oui je vous rappelle si je change d’avis, je sais que c’est une bonne opportunité. J’ai quitté le service, j’ai quitté l’immeuble. J’ai pris le métro, je suis rentrée chez moi. Et j’ai pleuré.
Angle alpha
Si cet épisode de “Mes Chers Contemporains” m’a tant secouée c’est qu’on y expose cette fabuleuse escroquerie de “l’esprit corporate”, poussée à son paroxysme dans les call-center. Cette émission explique un peu le principe du machin :
Pour les flemasses qui regardent actuellement un épisode de South Park en me lisant (comment ça je projette ma propre flemasserie ?), l’angle alpha c’est :
L’entreprise a un objectif (vecteur). Qui peut être le profit, la rentabilité, et accessoirement la satisfaction client.
L’employé est un individu pensant qui a ses propres objectifs, et doit se conformer à cet esprit d’entreprise pour garder son job. Il est peut-être super compétent, de bonne volonté, ou au contraire réfractaire avec l’envie d’en faire le moins possible. Le travail est une partie de sa vie, il a parfois une famille, des activités extérieures, des projets.
Employé malheureux ou désintéressé = moins de productivité. Employé content et investi d’une mission = éventuelle hausse de la productivité. Vous vous demandiez pour quelle raison vous deviez vous coltiner ces séminaires, afterwork, journées d’entreprise ? C’est une manière de vous conditionner et de vous faire aimer votre entreprise. On minimise les pertes, on renforce la motivation, pour pouvoir ensuite se donner de grandes tapes dans le dos en se félicitant de notre aspect “humain”. Le tarif du ticket resto a augmenté de 8 centimes, joie, bonheur.
On cherche tous à sortir de ce vecteur “objectif entreprise”, plus ou moins selon notre nature, notre éducation, notre expérience, nos aspirations. Nous sommes des rebelles en puissance. L’entreprise doit donc nous canaliser afin d’accomplir ou de tendre vers son but.
Cela peut fonctionner par la peur qui est une bonne motivation première en ces temps d’insécurité professionnelle, même si elle a des limites sur le long terme (turn-over). Usul en parle bien dans son podcast en évoquant la Corée du Nord et ses veuves sincèrement éplorées suite à la mort tragique du Grand Leader. Certaines entreprises sont réellement dignes d’un régime totalitaire, je pense notamment à une expérience très particulière durant laquelle j’ai découvert qu’un patron pouvait être le plus infect du monde et garder ses employés des années auprès de lui. Sa secrétaire arrive dans notre bureau, en pleurs. Elle n’a pas été assez efficace sur le dernier dossier, tout est perdu, Monsieur vient de l’insulter pendant 20 mn. Mais c’est normal. C’est vrai qu’elle n’a pas été assez performante, c’est uniquement de sa faute, elle est très déçue d’elle-même. Elle ne pleure pas pour elle, mais pour lui, qui a perdu du temps par sa faute. Cette situation hallucinante m’a rappelée mon propre passif de femme victime de la violence de son (ex)conjoint. On accepte une agression verbale, puis un coup, et on finit à l’hosto, pressée de retrouver notre bourreau bien aimé.
Les entreprises entretiennent aussi la “saine” compétition entre employés. Missions spéciales, objectifs chiffrés, et même jeux avec des cadeaux aux gagnants. Chacun se sent valorisé car potentiellement gagnant, le prix semble à portée de main, si on faisait juste un tout petit peu plus d’efforts…On perd ? On n’a pas été assez bon. Cette technique est souvent utilisée sur les commerciaux, bien sûr, mais j’ai pu la rencontrer dans d’autres domaines car tout est indexable. Tableaux de performances, suivis d’évolution…Lors des réunions hebdomadaires, mensuelles, annuelles, les chiffres sont présentés par le patron qui félicite ou “encourage” au choix.
De manière de moins en moins marginale, on retrouve la notion d’amour de l’entreprise. Journées du personnel avec activités ludiques, petits déjeuners, dîners corporate, espaces détente (non mais regardez juste chez Google) mais aussi avantages sociaux divers (mutuelle, tickets restaurants, treizième mois, CE, primes diverses, bonus, intéressement…). L’employé est à l’aise dans son bureau, il a la liberté de se déplacer, d’évoluer s’il a été sage et performant. L’employé adore venir travailler le matin, il participe avec joie au système. Mais attention. S’il sort du cadre, s’il n’est pas dupe et qu’il le montre, on se rabat sur le système de la peur. Vous ne voudriez tout de même pas perdre votre précieux emploi, avec tous ses avantages ?
S’il doit exister d’autres systèmes, j’imagine, le but reste identique : faire participer volontairement l’employé au système. Les ficelles sont grosses, et pourtant, ça fonctionne.
Êtes-vous utile ?
Un autre sujet intéressant pour moi a été celui des “bullshit jobs” (ici sur Slate, et ici une interview de David Graeber)
Le télémarketing, cité dans la liste des bullshit jobs, représente en effet la quintessence du principe. A quoi sert un téléprospecteur ? Non, vraiment ?
Cet article et l’interview se suffisent à eux-même. Pour les flemasses (encore vous !) : la division du travail et le caractère complexifié des tâches à effectuées engendre des emplois administratifs intermédiaires pour soutenir le système. Si vous avez déjà eu un “N+6” vous savez très bien ce que je veux dire. Ainsi, on trouve par exemple des personnes dont le but est de faire le suivi d’activité des autres, en rendant tableaux croisés, jolis diagrammes et présentations Powerpoint délicieusement surannées.
L’exemple le plus ubuesque auquel j’ai été confrontée a été cette – grande – société industrielle pour laquelle j’étais responsable d’exploitation (ramasseuse de pots cassés)(c’est plus champêtre dit comme ça). Nous avions une réunion hebdomadaire de 2 à 3h concernant le suivi d’activité. Chaque réunion faisait l’objet d’une micro-réunion préparatoire, d’une prise de note, ainsi qu’une micro-réunion de débriefing. En effet, les boss avaient les comptes-rendus de ces réunions hebdomadaires, il fallait donc soigneusement contrôler ce qu’il y figurait. Pour accompagner l’activité, une réunion mensuelle était organisée avec nos responsables d’activités. Préparation, débrief, normal. Pour accompagner ce suivi, nous avions une réunion trimestrielle, et pour accompagner le suivi du suivi du suivi, une réunion semestrielle. La réunion annuelle (6h) était consacrée à la rétrospective de ces bilans. Afin d’accompagner les accompagnements de suivi d’activité de bilans, chaque employé avait lui aussi un entretien individuel, chaque année, tableau excel d’auto-évaluation à l’appui. Ainsi qu’un entretien mensuel pour les nouveaux arrivants, qui devenait trimestrielle par la suite, en vue de préparer ces entretiens annuels.
Je. Ne. Plaisante. Pas.
Je sais que ça semble trop gros pour être vrai, mais je l’ai vécu. Purement hallucinant. Des HEURES de boulot effectif consacrées à ces réunions. En moyenne par semaine, 5h, soit 235 heures par an de réunions. Un peu moins de 10 jours par an consacrés aux réunions.
Cet épiphénomène consternant est l’illustration concrète de ce système défaillant.
Auquel nous participons tous.
TOUS
Sur ce, je vais aller prendre 2 Xanax et me remettre à bosser mes cours pour tenter de m’extraire de ce système bureaucratique de malades pour en rejoindre un autre.
Bravo ! J'ai adoré ! Tu écris très bien et question humour, j'adhère, j'adore !
Des bisous !
Un article réécrit pour vos beaux yeux 🙂
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RT @Shaushkaa: Un article réécrit pour vos beaux yeux 🙂
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Ah… merveilleux monde de l’entreprise… C’est du vrai boulot, bien écrit, explicite et pas chiant à lire… bravo !