La vie immortelle d’Henrietta Lacks

Connaissez-vous Henrietta Lacks ?

Un livre (que je vous présente ici), plusieurs articles et même un épisode de Law & Order lui ont été consacrés, mais il est probable que non. Henrietta continue de me hanter, de me fasciner, et son histoire réveille en moi des sentiments très contradictoires…Tout d’abord, l’injustice qu’a subi Henrietta. A son insu, elle a soigné des milliers de personnes ! Quelle idée ! Plus sérieusement, si Henrietta a guéri et aidé la recherche, la manière dont elle et sa mémoire furent traitées sont indescriptible d’inhumanité.

Henrietta_Lacks_1920-1951

« La vie immortelle d’Henrietta Lacks » de Rebecca Skloot

Rebecca Skloot a passé dix ans de sa vie à travailler pour la mémoire et la famille d’Henrietta. Dans son livre, elle nous décrit cette odyssée entre le monde scientifique, parfois hermétique et insensible, et la famille qui ne comprend pas en quoi leur femme, mère, grand-mère est « immortelle ».

Le côté poignant et humain de ce livre tient sans doute à cette abyme entre ces deux mondes.

Rebecca commence à s’intéresser à Henrietta Lacks, comme tous les scientifiques, à cause de ses cellules nommées HeLa. La lignée HeLa est unique en son genre car elle est littéralement immortelle. Contrairement à une cellule normale, HeLa se reproduit indéfiniment (ses télomères ne raccourcissent pas) et se multiplie à tel point qu’aujourd’hui, elle pèserait plus de 50 millions de tonnes. Alignées bout à bout, elles feraient au moins trois fois le tour de la terre. Ah, aussi, ses cellules sont toutes cancéreuses, car c’est sur une de ses tumeurs utérine que les cellules ont été prélevées, en 1951, l’année de sa mort.

En revanche, il aura fallu attendre 1973 avant que ses proches apprennent qu’Henrietta vivait toujours, un peu, quelque part…dans chaque labo. Alors que ses cellules ont été brevetées et rapporté des millions de dollars aux laboratoires, la famille, elle, continue de vivre dans la pauvreté et l’ignorance.

Cette histoire est celle de la ségrégation, de l’injustice, mais aussi celle des incroyables progrès de la médecine réalisés grâce à cette femme noire morte dans le dénuement.

« Si notre mère est si importante pour la science, pourquoi est-ce qu’on a même pas le droit à être couverts par la Sécu ? »

Johns Hopkins

Henrietta a été soignée, accompagnée, morte puis autopsiée à l’hôpital Johns Hopkins. John Hopkins est né en 1795 dans le Maryland. Son père affranchit ses propres esclaves pas loin de 60 ans avant l’abolition de l’esclavage. Le jeune John fit fructifier intelligemment son argent, et devint très, très riche.

Johns Hopkins n’ayant laissé aucun héritier, il fit don en 1873 de 7 millions de dollars (à l’époque, pas une petite somme…) pour la construction d’un hôpital caritatif et d’une université dans le but de permettre aux populations les plus défavorisées d’accéder gratuitement aux soins, tandis que les plus aisés payaient leur traitement normalement, permettant de maintenir la possibilité aux autres de se faire traiter.
Il légua également des biens immobiliers et une rente annuelle considérable pour l’aide spécifique aux enfants noirs.

Ce qui n’empêchera pas certains médecins de l’établissement d’expérimenter sur des sujets noirs, à disposer de leurs corps avant ou après leur mort. Tout comme ce qui se pratiquait d’ailleurs dans tout le pays, jusqu’à très, très, trop récemment.

Johns Hopkins
Johns Hopkins

Éthique, science, ségrégation

J’ai pu découvrir beaucoup de choses sur les études cliniques et la nécessité d’une véritable réflexion sur l’éthique. En bonne naïve, j’ai été choquée d’apprendre que plusieurs études ont été réalisée sans le consentement des cobayes, ou en les induisant en erreur plus ou moins volontairement…

Notamment l’étude de Tuskegee sur la syphilis, qui eut lieu de 1932 à 1972. Sur ces quarante années, des milliers de patients noirs atteints de la syphilis n’ont volontairement pas été traités, d’une part car en 1932 les traitements étaient dangereux et il était possible que l’absence de traitement n’écourte pas particulièrement leur espérance de vie, d’autre part pour vérifier l’évolution de la maladie. Ces patients ont donc été volontairement privés d’accès aux soins (notamment la pénicilline) sans avoir été informés précisément des risques courus (d’où la notion de « consentement éclairé » qui fut définie plus tard, suite entres autres à ce scandale.).
En 1946/1948, une expérience a été conjointement menée au Guatemala sur l’utilisation préventive de pénicilline dans la prévention de la maladie : les cobayes étaient traités préventivement, et exposés à la syphilis.

En 1954, les cellules HeLa ont également été injectées à des malades dans une macabre expérience sur le cancer par le Dr Southam. En 1956, il poursuivit l’expérience sur des prisonniers volontaires du pénitencier de l’Ohio. Enfin, « volontaires », bien sûr…le prisonnier moyen étant un cobaye parfait car docile et surtout vulnérable. Le Dr Southam s’efforçait de tenir ses sujets de test dans l’ignorance sur le fait qu’il leur injectait des cellules cancéreuses.

L’histoire d’Henrietta nous plonge dans cette Amérique du Nord des années 20 aux années 50, entre esclavage, pauvreté et hypocrisie. Si la lecture de certains détails m’a été pénible, l’écriture de cet article me pose là aussi bon nombre de difficultés. Je suis une femme blanche, née en France en 1982, d’un milieu relativement protégé. J’ai eu accès à la culture, à une bonne éducation, à un système de santé excellent dans un pays plutôt « social ». Rebecca, elle aussi, vient d’un milieu protégé, et le clash est rude. Il lui a fallu des années avant de pouvoir amener Deborah, la fille d’Henrietta, à lui confier ses pensées, ses sentiments, puis finalement son amitié.

La misère et l’injustice

Aujourd’hui encore, les cellules HeLa se monnayent et sont devenues un marché très lucratif pour les entreprises qui ont eu la chance d’en obtenir très tôt. George Gey, le chercheur qui éleva les cellules en premier lieu et découvrit leurs propriétés quasi miraculeuses, refusa de les commercialiser, et même de les faire breveter. Bien évidemment, son sens de la « philanthropie » n’était pas partagées, d’où ce business juteux. Aujourd’hui, plus de 17 000 brevets ont été déposés au nom d’Hela.

La famille, elle, n’a jamais reçu le moindre cent. Jamais. Malgré les procédures qui ont été intentées. Jamais. Pire encore, les enfants d’Henrietta furent prélevés (sous prétexte de « recherches sur le cancer ») afin d’établir une carte génétique. Leurs noms et plusieurs éléments de leur profil génétique furent publiés, sans leur accord bien évidemment. En 1985, le dossier médical d’Henrietta fut même publié, n’omettant aucun détail de sa maladie et de son agonie, puis de son autopsie…

Deborah Lacks

La seule source de réconfort a été un des chercheurs de Johns Hopkins, Christoph Lengauer, qui accueillit Deborah et son frère au sein de son laboratoire, et leur montra les cellules de leur mère. Ceci faisant, il leur expliqua du mieux qu’il put en quoi leur mère et ses cellules étaient uniques. Après Rebecca, le seul à prendre cette peine (la scène décrite dans le livre est extrêmement touchante).

Ultime injustice : Elsie Lacks, la première fille d’Henrietta. Après de longues recherches, Rebecca et Deborah découvrirent ce qu’elle était devenue. Internée très jeune dans l’institution de Crownsville fondé en 1910 comme « Maryland’s Hospital for the Negro Insane », et fermée en 2004, on ne peut imaginer les horreur que la petite fille a subi que par les rares dossiers subsistant. La dernière photo d’Elsie est épouvantable.

Rebecca écrit :

Sur la photo, Elsie se tient debout devant un mur où sont peint des chiffres pour mesurer la taille. Ses cheveux, qu’Henrietta passait des heures à coiffer et à tresser, sont emmêlés […]Ses yeux autrefois magnifiques sont saillants, un peu pochés, gonflés et presque fermés. Elle fixe un endroit en dessous de l’objectif et elle pleure, le visage déformé, à peine reconnaissable, les narines enflammées et entourées de morve. Ses lèvres enflées ont presque doublé de volume et sont cerclées de peau sombre et gercée. Sa tête est tournée sur la gauche en un angle qui n’a rien de naturel, maintenue en place par une paire de grandes mains blanches.[…]

L’hôpital de Crownsville où Elsie avait fini sa courte vie était bien pire que tout ce qu’avait pu imaginer Deborah. Les patients arrivaient d’une institution voisine entassés dans un camion. En 1955, l’année de la mort d’Elsie, la population de Crownsville avait atteint un record de plus de 2700 patients, soit près de 800 de plus que sa capacité maximale. En 1948, seule année pour laquelle on disposait de chiffres, Crownsville comptait en moyenne un médecin pour 225 patients, et son taux de mortalité était nettement supérieur à son taux de sortie. Les patients étaient enfermés dans des cellules mal ventilées avec des rigoles au sol en guise de toilettes. Des hommes, des femmes et des enfants noirs souffrant aussi bien de démence que de tuberculose ou de « nervosité », de « manque de confiance en soi » ou d’épilepsie étaient entassés dans tous les espaces possibles, y compris dans les salles en sous-sol dépourvues de fenêtres et sous des porches clôturés. Quand il y avaient des lits, ils y dormaient généralement tête-bêche à deux ou plus sur des rangées de matelas, obligés de ramper sur une mer de corps assoupis pour atteindre leur lit. Les pensionnaires n’étaient séparés ni par leur âge, ni par leur sexe, et un certain nombre d’entre eux étaient des délinquants sexuels. Il y avait des émeutes, des armes artisanales circulaient. Les patients insoumis étaient attachés à leur lit ou isolés dans des pièces fermées.

J’ai appris plus tard que, du temps où Elsie se trouvait à Crownsville, des scientifiques y menaient souvent des recherches sur des patients sans leur consentement, dont une étude intitulée « Etudes pneumoencéphalographiques et phrénologiques aux rayons X sur 100 épileptiques ». La pneumoencéphalographie était une technique développée en 1919 pour prendre des images du cerveau […]. [Elle] consistait à percer des trous dans le crâne des sujets, à drainer le fluide entourant leur cerveau, et à injecter de l’air ou de l’hélium dans le crâne pour prendre des clichés radiographiques impeccables du cerveau à travers leur paroi. Les effets secondaires (migraines paralysantes, vertiges, évanouissements, vomissements) duraient jusqu’à ce que l’organisme ait naturellement rempli le crâne à l’aide de liquide céphalo-rachidien, ce qui prenait généralement entre deux et trois mois.

 

Elsie Lacks
Elsie Lacks

Et ensuite ?

Bien sûr, HeLa n’est que la partie émergée d’un freaking iceberg.

Affaire Moore : John Moore, suite à une leucémie extrêmement virulente, passa 7 ans à subir des « examens de contrôles » de la part de son médecin traitant, qui, en réalité, avait breveté et commencé à vendre ses cellules : la lignée Mo (qui pesait plusieurs milliards de dollars). Il ne fut jamais dédommagé.
Affaire Slavin : Ted Slavin, lui, a eu la chance d’avoir été averti par son médecin traitant que ses cellules développaient une résistance au virus de l’hépatite B (il était hémophile, et à ce titre avait reçu régulièrement du sang contaminé…). Il vendit volontairement son sérum contenant les précieux anticorps et fit don à un chercheur en virologie, qui donna naissance au vaccin. Ce cas créa un précédent, et une entreprise qui permet encore aujourd’hui à des millions d’Américains de vendre leur plasma sanguin.

J’ai découvert en lisant ce livre qu’en signant les feuillets de consentement éclairé avant une intervention, on donnait volontairement ses tissus pour quel qu’usage que ce soit. La différence est qu’aujourd’hui, cette mention est stipulée en toutes lettres dans l’accord.

Ce livre m’a particulièrement touchée, aussi bien en tant que « scientifique amatrice » qu’humainement, je ne peux que vous inciter à lire le livre de Rebecca Skloot, aussi sorti en Poche.

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